Le Tribunal de Grande Instance de
Paris a rendu le 27 mars dernier un jugement intéressant, dans la mesure
où il se prononce sur une pratique de copyfraud, c’est-à-dire
une revendication abusive de droits sur le domaine public. Comme le dit
très justement Pier-Carl Langlais, le copyfraud c’est "l’inverse du piratage", mais il n’existe que très peu de décisions en France ayant eu à connaître de ce genre de cas.
Illuminated Bible. Closeup. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.
L’affaire ici porte sur l’édition de
manuscrits médiévaux. La librairie Droz – maison d’édition en Suisse de
livres d’érudition, spécialisée dans le Moyen-Age et la Renaissance – a
fait transcrire par des paléographes
un certain nombre de manuscrits médiévaux pour les ajouter à son
catalogue.
En 1996, un contrat a été conclu avec les éditions Classiques
Garnier pour que ces textes soient inclus dans un CD Rom de poésie
française. La librairie Droz met fin à ce contrat en 2004, mais elle
constate en 2009 que ses textes figurent sur le site Internet des
Classiques Garnier dans un "Grand Corpus des littératures françaises ,
francophone du Moyen-Age au XXème siècle". Ne parvenant pas à un accord
avec Garnier, Droz décide de les attaquer en justice, estimant que ses
droits de propriété intellectuelle sur ses textes ont été violés et que
leur publication en ligne sans son accord constituait une
"contrefaçon".
Toute la question était de savoir si les
transcriptions de ces manuscrits constituaient des oeuvres nouvelles ou
si l’on devait considérer qu’elles appartenaient elles aussi au domaine
public
Quelle nature pour les transcriptions de manuscrits ?
Or c’est là que les choses deviennent
très intéressantes, car pour que sa demande soit valable, il fallait au
préalable que la librairie Droz parvienne à établir qu’elle disposait
bien d’un tel droit de propriété sur ces textes. Or comme elle soutenait
qu’il y avait "contrefaçon", cela signifiait qu’elle estimait que ces
transcriptions de manuscrits médiévaux constituaient de "nouvelles
oeuvres" protégeables par le droit d’auteur, indépendantes des oeuvres
originales appartenant au domaine public fixées sur les manuscrits.
C’est l’un des arguments que Droz fait valoir devant le juge :
La société Librairie Droz soutient que
ces textes sont originaux et protégés par le droit d’auteur, même s’ils
sont publiés sans apparat critique ni index. Elle déclare que la
paléographie repose sur des choix opérés par l’auteur et qui reflètent
sa personnalité.
C’est précisément sur ce point que les
Editions Garnier ont contre-attaqué en soutenant qu’une telle
transcription ne pouvait accéder à la protection du droit d’auteur :
Les défendeurs font également valoir que
la société Librairie Droz n’établit pas l’originalité des textes visés.
Ils rappellent que le travail des éditeurs scientifiques ou paléographes
consiste à retranscrire le texte ancien et à l’accompagner de l’apparat
critique, de notes historiques, d’index, de glossaires.
Ils expliquent
que les textes du Moyen-Age étant tombés dans le domaine public,
la protection revendiquée porte sur la transcription réalisée par les
éditeurs scientifiques. Ils font valoir que cette protection ne peut
être accordée que si l’oeuvre seconde est elle-même originale et que le
travail de transcription qui consiste à restaurer un texte ancien en
cherchant à lui être le plus fidèle possible ne peut donner lieu à une
oeuvre originale.
Ils relèvent que la société Librairie Droz n’effectue
aucune comparaison entre le texte d’origine et sa retranscription de
telle sorte qu’elle ne dégage aucun élément d’originalité et ils
ajoutent que la comparaison entre plusieurs transcriptions d’un même
texte ancien fait apparaître qu’elles aboutissent à des résultats à peu
près identiques. Ils rappellent que le travail de la Librairie Droz ne
consiste pas à traduire les textes anciens dans un Français moderne mais
à les transcrire dans leur propre langage.
Le noeud gordien de l’affaire tourne donc autour de la question de l’originalité.
Avec la mise en forme, il s’agit d’un des deux critères nécessaires
pour qu’une création puisse être considérée comme une "oeuvre de
l’esprit". La jurisprudence estime q’une oeuvre est originale si elle
porte "l’empreinte de la personnalité de l’auteur", c’est-à-dire qu’elle
exprime la sensibilité propre du créateur, par le biais des choix
créatifs effectués lors de la réalisation de l’oeuvre. Ici, s’agissant
de la transcription de textes médiévaux, il faut reconnaître que la
question n’était pas si simple à trancher. L’établissement d’un texte à
partir d’un ensemble de manuscrits n’est pas une opération mécanique.
Elle implique parfois d’écarter certaines sources et d’en compléter
d’autres, un peu comme c’est le cas également avec certaines
"restaurations" de tableaux.
Mais au final, le juge a apporté une
réponse limpide, considérant que ces transcriptions ne constituaient pas
des "oeuvres dérivées" originales, protégeables par le droit d’auteur.
Il procède pour cela en deux temps.
Tous les choix ne mènent pas au droit d’auteur
Le juge commence par admettre que la
transcription peut en effet conduire à effectuer des choix au cours de
l’établissement d’un texte (et plusieurs dépositions d’experts sont
citées dans la décision, prouvant que le juge a pu se faire une idée
assez claire du processus) :
Il ressort de ces éléments que le travail
de transcription d’un texte médiéval dont le manuscrit original a
disparu et qui est reconstitué à partir de différentes copies plus ou
moins fidèles, supposent la mobilisation de nombreuses connaissances et
le choix entre plusieurs méthodes.
Il apparaît que la restitution du
texte original se heurte à des incertitudes qui vont conduire le savant à
émettre des hypothèses et à effectuer des choix dont les plus difficile
donneront lieu de sa part à des explications et des commentaires dans
le cadre d’un apparat critique.
Il apparaît également que l’éditeur afin
de faciliter la compréhension du texte, va en modifier la présentation
par une ponctuation ou une typographie particulière (espaces,
majuscules, création de paragraphes).
Ce travail scientifique ne consiste donc
pas en une simple transcription automatique et repose sur des choix
propres à l’éditeur.
Cependant, la présence de choix au cours
du processus de transcription et d’édition du texte n’est pas jugé
suffisante par le tribunal, qui ajoute un critère "intentionnel" à la
définition de l’originalité :
Néanmoins, il convient de rappeler que le
droit de la propriété intellectuelle n’a pas vocation à appréhender
tout travail intellectuel ou scientifique mais uniquement celui qui
repose sur un apport créatif qui est le reflet de la personnalité de
son auteur.
Or en l’espèce, le savant qui va
transcrire un texte ancien dont le manuscrit original a disparu, à
partir de copies plus ou moins nombreuses, ne cherche pas à faire oeuvre
de création mais de restauration et de reconstitution et il tend à
établir une transcription la plus fidèle possible du texte médiéval, en
mobilisant ses connaissances dans des domaines divers.
Il va effecteur des choix, mais ceux-ci
ne sont pas fondés sur la volonté d’exprimer sa propre personnalité mais
au contraire sur le souci de restituer la pensée et l’expression d’un
auteur ancien, en utilisant les moyens que lui fournissent les
recherches scientifiques dans différents domaines [...]
Il apparaît donc que la société Librairie
Droz n’apporte pas la preuve que les textes bruts exploités par la
société Classiques GN sont protégés par le droit d’auteur. Ainsi ses
demandes qui sont uniquement fondées sur la contrefaçon, doivent être
rejetées.
On aboutit donc à ce que les textes issus
du processus de transcription sont dans le domaine public, tout comme
l’est l’oeuvre originale fixée sur les différentes copies du manuscrit.
Pour parler comme un bibliothécaire, la manifestation
de l’oeuvre produite au terme du travail de transcription et d’édition
reste bien dans le domaine public, tout comme l’oeuvre elle-même.
Sale temps pour le copyfraud…
Une telle décision n’est pas anodine, car elle concerne en réalité les pratiques de copyfraud,
c’est-à-dire de revendications abusives de droits sur le domaine
public. Sur la base d’un tel jugement, qui est formulé de manière
relativement générale et comporte une analyse détaillée du travail
d’édition de textes anciens, on voit bien qu’il ne doit plus être
possible dorénavant de revendiquer de droits d’auteur sur une
transcription scientifique.
Cela ne sera possible que sur les ajouts
spécifiques produits par l’éditeur, manifestant une réelle valeur
ajoutée originale (exemples donnés par le juge : introduction, notes de
bas de pages, notes critiques, glossaires, index). La notion
d’originalité joue ici un rôle décisif : c’est elle qui fait que des
choix effectués dans le cadre de la mise en oeuvre de compétences
techniques ou de connaissances n’ouvrent pas droit à la protection du
droit d’auteur.
Le droit français marque ici sa spécificité par rapport
au droit anglais notamment. Il existe au Royaume-uni une théorie dite du "sweat of the brow" (huile de coude), selon laquelle le simple produit d’un "effort, travail ou compétences" peut être protégé par le copyright.
Si on élargit la focale, on se rend
compte en raisonnant par analogie que d’autres pratiques qui ont cours
largement en France sont sans doute dénuées de toute base légale. C’est
le cas par exemple de la revendication de droits d’auteur sur des photos fidèles d’oeuvres en deux dimensions appartenant au domaine public,
comme des tableaux. Beaucoup d’institutions culturelles appliquent un
copyright sur de telles reproductions, reconnaissant un droit d’auteur
au photographe. Mais si on suit bien cette décision, on se rend compte
que cette approche ne tient pas et qu’elle relève bien d’une forme de
copyfraud. Les restaurations de tableaux, d’édifices ou de films auront
de la même façon bien du mal à pouvoir se prévaloir du droit d’auteur.
Mais le domaine public reste toujours invisible…
Si cette décision peut apparaître comme
une victoire pour le domaine public, il ne s’agit cependant pas d’une
consécration de la notion par la jurisprudence. Effet, alors que la
société Garnier se réfère au domaine public dans sa défense, le juge
n’utilise pas une seule fois cette expression par la suite. Au lieu de
se demander si une atteinte a été portée à l’intégrité du domaine
public, il cherche au contraire la présence d’une oeuvre protégée par le
droit d’auteur.
Le domaine public encore une fois n’apparaît "qu’en
creux" dans cette décision. Il n’est pas au centre du raisonnement du
juge et ce n’est pas ce qu’il cherche à protéger. Même une décision
positive comme celle-ci montre que le domaine public reste l’homme
invisible de la jurisprudence française !
A noter également que pour la librairie
Droz, cela a des conséquences pratiques non négligeables. Cette société
perd son procès et voit mis à sa charge le règlement des dépens
(paiement des frais de justice). Mais cela ne va pas plus loin.
Garnier
ne peut pas contre-attaquer en faisant valoir qu’on a porté atteinte à
une faculté qu’il aurait dû pouvoir légitimement exercer grâce au
domaine public.
Le copyfraud ici est reconnu et neutralisé, mais il
n’est pas sanctionné par le juge.
Ce cas nous montre l’intérêt qu’il y
aurait à faire entrer une définition positive du domaine public dans le
Code de Propriété Intellectuelle, tel que je l’avais proposé dans un billet en 2012 et tel qu’une proposition de loi déposée l’an dernier
par la députée Isabelle Attard le suggère.
Avec une telle disposition,
le raisonnement du juge pourrait changer : c’est bien la protection du
domaine public que l’on pourrait invoquer en justice et au-delà de se
défendre en faisant admettre l’absence de droit d’auteur. Par ailleurs,
il serait encore plus efficace que la revendication abusive de droits
sur le domaine public devienne un délit et puisse être sanctionnée par
le juge pénal, tout comme la contrefaçon. Ici Garnier pourrait se
retourner contre Droz et obtenir sa condamnation. Un tel mécanisme
serait sans doute de nature à dissuader les copyfraudeurs en puissance
qui sont légion en France…
Cette décision constitue donc un pas en
avant pour le domaine public en France, mais pas la victoire décisive
qui aboutirait à sa consécration.
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