Autrefois exécuté sur les corps des marins et dans les enceintes des prisons, le tatouage s’affiche désormais dans les livres, les documentaires et sur les murs des musées. Bien que toujours exclu de la classification officielle des arts, le tatouage se veut œuvre, et le tatoueur artiste. Se pose alors une question, déjà commune à toutes les autres formes d’art agréées :
un tatouage est-il soumis au droit d’auteur ? Et si tel est le cas, à qui appartient-il vraiment ?
Le débat n’est pas nouveau, mais une histoire saugrenue de jeu vidéo vient de le relancer. Le 17 juin dernier, le géant EA Sports dévoilait au grand jour la nouvelle version de son jeu de combat EA Sports UFC, dans lequel figure une version 3D du free-fighter Carlos Condit. Depuis quelques années, cet athlète originaire du Nouveau-Mexique s’affiche topless sur le ring en arborant fièrement un lion tatoué sur le flanc gauche de son corps sculpté. Or, dans la version du jeu vidéo EA Sports UFC, le lion n’y est plus.
Pourquoi la société EA Sports s’est-elle autorisée à créer un Carlos Condit virtuel démuni de son tatouage félin ? La raison en est sans aucun doute la suivante : le droit d’auteur, qui s’applique depuis quelques années au tatouage. Véritable casse-tête pour les juristes, la reproduction d’un tatouage dans un média de divertissement a déjà plus d’une fois créé la discorde.
Déjà en 2011, S. Victor Whitmill, l’auteur du tatouage facial de Mike Tyson réalisé en 2003 à Las Vegas, poursuivait en justice Warner Bros et son Very Bad Trip 2, dans lequel le personnage de Stu Price arborait le même motif tribal que l’ancien boxeur, sur la tempe gauche.
Mike Tyson et son tatouage d’inspiration tribale © Holger Keifel
Si les deux parties avaient finalement trouvé une solution “à l’amiable”, comme le rapportait à l’époque Fox News, cette affaire avait laissé le débat ouvert et sans réponse concrète quant au droit d’auteur d’un tatouage. D’où, sans doute, la précaution prise par EA Sports à l’égard du tatouage de Carlos Condit.
Mais pour Tin-Tin, célèbre tatoueur français qui s’est frotté plusieurs fois à ce type d’affaires juridiques, EA Sports aurait dû s’autoriser à reproduire le lion sur la peau du free-fighter :
Carlos Condit ne fait pas de l’UFC grâce à ses tatouages, ses tatouages sont juste un de ses attributs, au même titre que la couleur de son short. En reproduisant ce tatouage, la société n’aurait pas volé le travail du tatoueur, elle aurait simplement reproduit la personne.
Je pense que cette histoire est plaidable et que la société du jeu aurait dû reproduire le tatouage, elle ne risquait pas grand chose. Surtout qu’elle est basée aux Etats-Unis, et que la propriété intellectuelle est bien moins protégée là-bas qu’en France.
Le tatouage, une œuvre de l’esprit ?
Que dit véritablement la loi au sujet du droit d’auteur d’un tatouage en France ? Pour l’instant, pas grand chose, ou du moins rien de spécifique concernant les œuvres tatouées. Le Code de la Propriété Intellectuelle, qui définit le droit des auteurs en France depuis 1992, explique :
Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination. (article L112-1)
L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété intellectuelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial [...] (article L111-1)
En d’autres termes, le tatouage jouirait bel et bien du droit d’auteur, à condition que le dessin soit original, c’est-à-dire conçu de toutes pièces par l’esprit du tatoueur. Si tel est le cas, alors ce dernier détient le monopole d’exploitation sur son œuvre, et toute personne s’essayant à la plagier s’expose à des sanctions juridiques.
Plusieurs affaires ont d’ailleurs entériné cette analyse par le passé. Parmi elles, l’histoire du tatouage sur l’épaule de Johnny Hallyday. Le tatoueur qui en est à l’origine a déposé son dessin à l’INPI (L’Institut National de la Propriété Industrielle) en 1998, et depuis, toute commercialisation de la reproduction du tatouage de Johnny doit au préalable nécessiter l’autorisation de son créateur.
Des affaires résolues au cas par cas
Toutefois, la grande majorité des tatoueurs ne déposent par leurs travaux à l’INPI et se retrouvent parfois confrontés à la complexe ambiguïté du Code de la Propriété Intellectuelle, rappelée par le site de la SACD (la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, fondée en 1777 par Beaumarchais) :
Pour être protégée par le droit d’auteur, une œuvre doit en premier lieu être originale, c’est-à-dire qu’elle doit porter l’empreinte de la personnalité de son auteur. Ce critère déterminant de l’originalité est éminemment subjectif, ce qui en rend l’appréciation délicate pour les juges en cas de contestation.
En effet, la loi ne donnant aucune définition exacte de “l’œuvre de l’esprit“, il convient, en cas de litige, de se tourner quasi systématiquement vers la jurisprudence (un jugement qui fait office de loi en absence de loi précise). Et côté jurisprudence, Tin-Tin en connaît un rayon.
Tin-Tin dans son salon à Paris © Tin-Tin Tatouages
Créateur du SNAT (le Syndicat National des Artistes Tatoueurs) et véritable référence en matière de bousille, il est à l’origine de centaines de tatouages, aujourd’hui dispersés dans le monde entier. Son travail en a inspiré plus d’un, et a inévitablement été réutilisé plusieurs fois, dans des pubs ou par d’autres tatoueurs :
Il y a quelques années, j’ai tatoué une amie mannequin – qui a par ailleurs un très joli cul. Elle a par la suite fait de nombreuses pubs, mais si elle n’avait pas eu ce tatouage, elle n’aurait peut-être pas été choisie. Dans l’absolu, si j’arrive à prouver qu’elle a été sélectionnée pour cette pub grâce à mon tatouage et non grâce à sa plastique, je suis en mesure de réclamer des droits. Je ne l’ai pas fait, mais j’aurais pu.
Autre histoire : un jour, un tatoueur me montre son nouveau tatouage, en m’expliquant que le dessin était de lui. Il s’avère que le dessin était celui de ma carte de visite de l’époque, une tête de dragon que j’avais réalisée. J’ai simplement répondu : “Tu dessines super bien, il est vachement beau ton dessin.“
À qui appartient un tatouage ?
Tin-Tin, comme beaucoup d’autres tatoueurs aujourd’hui, se retrouve ainsi confronté à deux problèmes : d’une part, l’utilisation d’un tatouage original par un média ou une publicité (à l’instar de l’histoire de Carlos Condit, de Mike Tyson ou de la tatouée au joli cul) ; et d’autre part, le plagiat à l’intérieur même de la profession des artistes-tatoueurs (comme l’anecdote de la carte de visite).
Mais là encore, la question est complexe, et les frontières sont minces : une publicité n’a-t-elle pas le droit de faire figurer des personnes tatouées ? Un tatoueur n’a-t-il pas le droit de s’inspirer d’un autre tatouage ou d’une photo, à la demande ou non du client ? À ces questions, notre tatoueur ajoute :
A partir du moment où un tatoueur a vendu son tatouage, il faut qu’il accepte que la personne parte vivre avec. Jusqu’à un certain point, bien sûr.
A qui appartient vraiment ce tatouage : Wahid, qui le porte, ou Mikaël de Poissy, qui l’a réalisé ? © Julien Potart, au Mondial du Tatouage 2013
Ce “jusqu’à un certain point” dont Tin-Tin parle, c’est la reproduction et l’utilisation d’un tatouage à des fins commerciales. Il ajoute :
Ton tatouage t’appartient en tant qu’œuvre d’art, parce que tu l’as acheté comme si tu achetais une toile à un peintre. Si tu achètes une toile à un peintre, la toile t’appartient ; mais la propriété intellectuelle appartient à l’auteur de la toile. Tu ne peux pas vendre du Coca-Cola à l’aide de cette toile. C’est pareil avec le tatouage.
De la même façon que pour un film, un MP3 ou une sculpture que vous avez achetés, vous ne pouvez pas utiliser le tatouage à des fins commerciales, car les droits appartiennent à son auteur (et à ses ayants-droits durant les soixante-dix années qui suivent la mort de l’auteur, délai après lequel l’œuvre tombe dans le domaine public, selon l’article L.123-1 du CPI). En d’autres termes, un tatoué détient la propriété physique de son tatouage, mais le tatoueur en détient la propriété intellectuelle. Donc les droits.
Logé à la même enseigne que les autres arts
La question du droit d’auteur dans le domaine du tatouage reste complexe, et si jusqu’ici la justice a très souvent donné raison aux tatoueurs, les limites sont minces entre acte légal et utilisation commerciale, reproduction, plagiat, ou inspiration.
Surtout, c’est une question à laquelle se frottent in fine tous les autres arts, reconnus dans la classification d’Hegel : qu’il s’agisse de la peinture, de la photographie ou encore de la musique, tous ces arts ont plus d’une fois été sujets à des litiges en matière de droit d’auteur, parfois difficilement résolus. ”Finalement, en matière de droit d’auteur, le tatouage connaît le même problème que la photographie ou la peinture. Et c’est tant mieux, car cela prouve bien que le tatouage est sûrement le dixième art“, analyse Tin-Tin.
Le livre Les Procès de l’Art, écrit par l’historienne Céline Delavaux et l’avocate Marie-Hélène Vignes et publié en décembre 2013, répertorie d’ailleurs les plus grands procès artistiques de l’Histoire. Une longue liste de 80 épisodes juridiques touchant à la fois à la photographie, la peinture, la sculpture… et le tatouage.
Sources : Konbini All Pop Evrything
- Aka Lionel Maurel. Juriste & bibliothécaire dit : "
Tout d’abord, porter un tatouage, c’est indéniablement accepter d’avoir "le droit d’auteur dans la peau" (Brrr…). Car si le dessin reproduit sur l’épiderme du client par le tatoueur présente suffisamment d’originalité, il n’y a pas de raison de ne pas lui reconnaître le statut "d’oeuvre de l’esprit", telle que l’entend le Code de Propriété Intellectuelle, et ce même si elle n’est pas signée :
Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination.
La reconnaissance d’une oeuvre de l’esprit est donc indépendante du support qui la véhicule, les juges exigeant seulement qu’il y ait une mise en forme suffisante des idées, de manière à les rendre sensibles, ce qui est bien le cas avec un tatouage. Néanmoins, le Code consacre également un principe essentiel de séparation des propriétés matérielle et intellectuelle, en définissant le droit d’auteur comme une "propriété incorporelle [...] indépendante de la propriété de l’objet matériel".
L’acquéreur d’un tableau par exemple n’est pas du seul fait de la vente investi des droits de propriété intellectuelle sur l’oeuvre fixée sur la toile. Il ne peut vendre des reproductions tirées du tableau ou l’exposer en public, sans l’autorisation de l’auteur.
C’est cette indépendance entre l’oeuvre et son support qui crée une situation étrange en matière de tatouage, car le tatoué doit quelque part accepter qu’une partie de son propre corps ne lui appartienne plus entièrement. C’est même plutôt en un sens l’oeuvre qui "possède" le tatoué !
TATOUAGE, DROIT D'AUTEUR ET MARQUE DE COMMERCE: QUELQUES
REFLEXIONS
LAURENT CARRIERE
*
LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L.
AVOCATS, AGENTS DE BREVETS ET DE MARQUES DE COMMERCE
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